« Je ne peux voir que ce qui m’amuse. Par exemple, dans un roman, je saute l’ennuyeux ; je lis seulement l’épisode qui me divertit. Le reste, pfft ! »
Un geste : « Le reste, ce n’est rien ! »
Renouard n’ajoute pas que tout l’amuse quand il s’agit d’un spectacle où la nature de l’homme apparaît. Il explora mieux que personne les divers milieux de Paris et de Londres. Mais il ne s’arrêta pas au monde des snobs. Parlant d’un salon notoire, il dit : « Aucun naturel, chez Mme de … ! Je m’ennuyais. Là-dedans, rien à faire pour moi. »
Nul dédain sous ces paroles. Uniquement une constatation, bien plus définitive. Si Mme de … savait cela! Quelle exécution! Ce salon se classe parmi « le reste » : ce’ n’est rien ! Rien à y voir. Pourquoi ? Réponse : « Rien de sincère. »
Chez lui non plus, Renouard n’estime pas qu’il y ait à voir, mais pour une autre cause : il connaît ses oeuvres d’art, elles ne l’intéressent plus ; même pas ce saisissant portrait de son ami Valdeck-Rousseau, dont l’oeil glacial vous donne un frisson dans le dos. Ce’ qui l’intéresse se déroule au dehors: « Je ne travaille pas à la maison. Il est vrai que j’y fais mes planches gravées … » (Rien que cela ! Un labeur magnifique.) « Je m’installe à cette petite table, que je mets devant la fenêtre. Je n’appelle pas cela travailler.
– Où travaillez-vous ?
– Dans la rue. »
Il y trouve sa matière première.
« J’ai employé mon temps de cette façon. Et le temps de la vie ne suffit pas, il file si vite ! La vie est beaucoup trop courte pour l’amusement qu’on en peut tirer. J’allongerais volontiers mon existence d’une existence au moins égale, afin de continuer à regarder les gens. La vie m’amuse tant ! »
Il signifie que cela l’amuse de vivre, mais parce que la vie des autres est amusante à observer. Observer: toute son occupation.Elle est énorme. Certainement une existence n’y suffit pas.
« Et le détail qui m’amuse, je le retiens. Il reste là. » (L’index touche le front.) « Tant que je ne l’ai pas dessiné, je le conserve toujours là. Il ne s’en ira pas. Il faut que je le dépose sur le papier. C’est ainsi qqe j’ai commencé â dessiner.
« En 1870, j’avais vingt-quatre ans. J’étais le sixième enfant d’un sabotier de Cour-Cheverny. (Et le Larousse qui dit froidement de moi : « Elève du peintre « Pils et de son père … » !) A quatorze ans, je quittai mon bourg natal et son église où j’étais un chanteur remarqué: je gueulais A men comme pas un ; et j’improvisais des accompagnements ! – Je vins à Paris. Employé à faire des paquets dans un magasin, j’ignorais qu’une école de dessin existât. Un jour, j’assistai aux obsèques de Victor Noir. Une foule ! Au milieu, le cercueil sur une charrette. À l’arrière de la…voiture, assis à même le cercueil, à reculons, et tourné vers le peuple, Rochefort gesticulait et haranguait. Et la charrette avançait pendant ce temps-là. Me sentir parmi cette fièvre, et voir ce grand diable maigre avec sa figure de sauterelle et sa mèche de clown, ce fut trop fort pour moi. Cette vision me tourmentait ; elle s’incrustait sous mon crâne, je ne pouvais m’en débarrasser, je ne pouvais la : dire ! J’éclatais de rage et d’impuissance. Alors, je me mis à dessiner.
« Pour me rapprocher de mon idée, je changeai de métier: j’entrai chez un peintre en bâtiments. Ainsi je commençai à manier le pinceau. Une après-midi que j’étais juché sur un échafaudage, le patron m’interpella : « Renouard, descendez! Nous allons autre part. » Je ramasse mon pot à couleur ; le patron m’emmène dans un immeuble situé 14, rue Bonaparte; il m’explique le travail à exécuter ; puis il me laisse. Cet immeuble, c’était l’École des Beaux Arts !
« Si j’avais fait consciencieusement ma tâche, je serais resté dans l’escalier. Mais, une fois seul, je montai. En haut, une porte. Je la pousse, j’entre dans un atelier. Cet atelier, c’était celui de Pils. »
On sait comment Renouard y demeura.