Afin de vivre, il dessina d’abord pour les catalogues industriels. Plus tard, pour des journaux et des revues : sa collaboration au Graphic et à l’Illustration ! fut universellement admirée.
À cause de cet immense talent de dessinateur, on l’appelle « le grand croquiste ». Victime de sa propre gloire, il subit cette étiquette, lui qui a produit des tableaux superbes, depuis le Pas de porte en Sologne jusqu’aux portraits de nos contemporains. Mais voilà ! ses toiles ne se contentent pas de la couleur. Elles sont solidement dessinées. Et les peintres d’aujourd’hui prennent-ils beaucoup la peine de dessiner? Il pose l’interrogation. Pour lui, en quoi consiste dessiner? Il détaille : « Cela ne consiste pas à fixer des yeux un objet, puis à baisser le crayon sur le papier, puis à relever le nez, puis à tracer un autre trait. Non. Je regarde. Il montre comment : il laisse le spectacle prendre possession de lui. Aucune acuité, pas la moindre intention de violenter les choses : elles finiront bien par se livrer d’elles-mêmes. Et voici sa méthode ; il donne un exemple : « Une arrivée de grands blessés pendant la guerre. Personne n’a vu cela. : Moi seul, j’ai VU ce que les autres ont cru voir : ils ont cru voir, d’abord parce qu’en réalité ils ne pouvaient pas voir (tout le monde pleurait, on ne pouvait donc rien remarquer), et ensuite parce qu’ils se forgeaient une idée d’après laquelle ils ce représentaient ce défilé. Pour moi, j’ai VU tout simplement. J’ai crayonné mon impression vive, dans sa généralité lorsque le passage des blessés a été terminé : j’ai indiqué le mouvement de la scène. Postérieurement, j’ai rendu visite à chacun des soldats et j’ai fait leurs portraits individuels. »
De même pour l’Exode de Soissons, dans la forêt de Villers-Cotterets, l’une des trente grandes compositions gravées sur cuivre qui constituent l’inoubliable série sur la guerre. A l’arrière-plan, un bois qu’envahit la nuit ; des troncs d’arbres sortent de la mi-obscurité. A gauche, sur le bord de la route, des caissons renversés. Entre eux et le fond. La marée des évacués. Le tumulte de fuite est irrésistible : quelques têtes seulement en émergent, juste ce qu’on aperçoit dans la houle du troupeau. Renouard s’informe de la prochaine halte de ces pauvres gens ; il les y rejoint et achève leurs portraits. Çà y est : c’est bien eux, plus réels que dans la réalité fugitive, car l’oeuvre de l’artiste dévoile leur âme tout entière.
Parmi la même série, la séance clu 4 août 1914 à la Chambre des Députés, et la Journée de l’Alsace-Lorraine (place de la Concorde – 1919) paraissent accuser encore davantage une manière jamais innovée avant Renouard et dont jamais n’approchera nulle imitation. Quel extraordinaire tour de force que cette séance de la Chambre ! La sensation qui saute sur vous au moment où vous entrez dans la salle. Le jour tombe du plafond sur l’hémicycle grouillant sur un fouillis de têtes clair ; on devine les corps sombres, dressés, étendu. On ne distingue juste qu’une tête: le président Deschanel. Les autres, non ; mais on voit la place de chacune : pas une n’est dessinée, toutes sont là. C’est criant ; on ne sait pas comment c’est fait, – c’est la vie.
Quant à l’invraisemblable ruée de la foule sur la place de la Concorde à la Journée de l’Alsace-Lorraine, essayez d’analyser, de démêler cet enchevêtrement de hachures fébriles. Je vous défie d’isoler là-dedans une seule unité humaine. Reculez-vous : voici l’enthousiasme d’un peuple. Le secret de Renouard, je vous le donne, tel qu’il me l’a dit : « Le sujet doit vous suggérer immédiatement le moyen de le représenter. Et le moyen est toujours différent selon les circonstances. L’instantanéité est terrible: une vision vous frappe, il faut la happer. Le plus souvent, il ne s’agit pas d’exécuter un portrait, mais plutôt la silhouette d’un ensemble. » Et maintenant, allez-y, faites-en autant!
L’instantanéité de la perception et de la reproduction poussée à ce point tient du prodige. L’homme, alors, n’est plus qu’un regard : il voit, et il n’entend plus rien. Deschanel, du haut du siège présidentiel à la Chambre, interpelle un interrupteur ou calme la tempête : ses paroles n’importent pas! – Labori tonitrue : sa toge s’envole au souffle de la conviction, et les vastes manches deviennent des ailes ; et cette bouche, cette bouche d’où se précipite le feu du verbe ! Entre vingt croquis, en voici deux : « La vérité ? » clame l’avocat (c’est au procès Zola). Il veut la vérité, toute son attitude l’appelle, le bras s’élève pour la saisir. Deuxième croquis: « La voilà ! » Il l’apporte ! Il l’a attrapée, il baisse les mains, il l’offre aux juges. L’être entier peint chaque fois deux mots: « La vérité ? – La voilà ! » Renouard ne les a pas entendus, il les a vus ! Et dans j’intervalle d’un éclair il jette deux documents impérissables, Ainsi travaille Paul Renouard. Il se délivre de l’impression soudaine en la lançant sur le papier.
Lorsqu’il grave, il va vite également. Les exigences de l’actualité moderne ne correspondent plus au métier patient que pouvaient se permettre le XVIIe et le XVIIIe siècles. Renouard inventa des procédés qui déroutèrent les plus savants (notamment son fameux « soufflet à punaises » par lequel il répand de la sandaraque sur une plaque de cuivre afin d’exécuter les teintes).
Quand c’est fini, Renouard ne s’attarde pas. Ce qui est fait ne retient pas son attention, il cherche immédiatement ce qui, reste à faire. « Ne retouchez-vous pas par-fois vos dessins ? »
Il sursaute, « Corriger ? Jamais ! Je ne me le permettrais pas ! Le moment que j’ai répété sur la feuille, je n’ai pas le droit de le changer. C’est d’après nature. « Vous connaissez le Palais de Justice. Connaissez-vous la prison des cochers ? Naguère on y amenait les cochers qui avaient contrevenu aux règlements. Eh bien, dans ce Palais où tant de vilenies aboutissent, ce coin-là évoque un souvenir délicieux. Ah! si l’on savait le Passé ! Ce coin, voyez-vous, est l’ancien cloître de Saint-Louis. Il en demeure quelques arcades. Les dames s’y réunissaient autrefois pour composer leurs tapisseries. Elles se groupaient sur le pourtour, et des fleurs croissaient au milieu. Les fleurs offraient aux dames les couleurs les plus fraîches. Et les dames regardaient les fleurs. Pour faire leurs tapisseries, elles assortissaient les couleurs de leurs laines d’après les couleurs des corolles. D’après nature ! »
Discrètement, il esquisse le geste de regarder la fleur, puis celui de tirer la laine de l’écheveau. Est-il leçon plus gracieuse que celle de la triste prison des cochers ? Et il conclut : « Tout ce qui n’est pas d’après nature, fichez-moi ça au feu! »